Les récents progrès de la défense côtière estonienne

Les récents progrès de la défense côtière estonienne

Auteur : Luc Mora

 

Du 10 au 16 septembre dernier, la Russie et la Biélorussie menaient des exercices militaires conjoints d’envergure dans le cadre de Zapad 2021. En comparaison avec Zapad 2017, cette année, l’exercice fut plus important. Allant plus loin dans les efforts d’interopérabilité, déployant des troupes plus à l’ouest dans les territoires de la Biélorussie, cette démonstration de force correspond à tout ce que les États baltes, et en particulier l’Estonie redoutent.

À travers l’Eesti julgeolekupoliitika alused publié par le ministère de la Défense estonien, Tallinn déplore en effet le comportement de la Russie qu’elle perçoit hostile, à travers les violations de son espace aérien, l’accumulation des troupes à sa frontière et la réalisation d’exercices militaires offensifs(1). L’Estonie considère son immense voisin comme un acteur géopolitique révisionniste et agressif. « La Russie cherche à restaurer son statut de grande puissance, et dans cette optique, ne manquera pas d’entrer dans une ferme opposition avec l’Ouest et le système de sécurité collective euro-atlantique. En plus des moyens politiques, diplomatiques, informationnels et économiques, la Russie a utilisé sa puissance militaire pour atteindre ses objectifs(2)».
Face à ce danger russe l’Estonie a longtemps compté sur l’OTAN et l’UE, faisant de ces alliances le premier pilier de sa sécurité avant même ses propres capacités de défense(3). Cependant, ainsi que le statue le Eesti riigikaitse strateegia, l’évolution des relations internationales pousse à davantage de flou et d’imprévisibilité quant aux menaces et à leur nature(4). En découle la volonté, depuis un peu moins d’une dizaine d’années, de rehausser les capacités de défense estoniennes.

Dans cette démarche, Tallinn crée en 2015 le Centre de l’investissement pour la défense (RKK). Équivalent de la DGA française, le RKK est un organisme au sein du ministère de la Défense chargé de la gestion des investissements militaires et des achats d’armements. Au vu de sa géographie et de l’état de ses forces, la récente mise à jour du Riigikaitse Arengukava 2017-2026 (RKAK) effectuée le 5 mars 2021 fait de la défense côtière la principale priorité de développement des forces armées estoniennes. Y est notamment recommandée la création d’une unité de missiles côtiers antinavires(5).
En effet, avec seulement trois dragueurs de mines (classe Sandown) achetés au Royaume-Uni en 2006 et un navire auxiliaire (classe Lindormen) acheté au Danemark la même année, la Marine estonienne était pour ainsi dire dénuée de capacité offensive. Une situation plus que délicate pour un État pourtant pourvu d’une façade maritime importante, ainsi que de deux comtés insulaires.
Or il se trouve que les efforts pour développer les capacités de défense côtière donnent leurs premiers fruits. Cette année, la Marine s’est dotée de deux patrouilleurs légers de fabrication estonienne(6). De surcroît, le 6 octobre dernier, le RKK a annoncé l’achat de missiles antinavires sol-mer Blue Spear 5G SSM pour équiper l’unité de défense côtière préconisée par le RKAK(7). Le fournisseur, la société israélo-singapourienne Proteus Advanced Systems, devrait consentir à impliquer des entreprises estoniennes du secteur de défense(8). Les détails du contrat, le nombre de missiles et leurs vecteurs ne sont pas précisés pour le moment. Les missiles Blue Spear devraient être opérationnels pour les forces armées estoniennes d’ici 2024. Ayant une portée de 290km, ils devraient permettre aux forces estoniennes de toucher n’importe quel navire traversant le golfe de Finlande. De plus, l’unité de défense côtière devrait aussi être déployée sur l’archipel (Hiiu et Saare), d’où il sera possible de couvrir aussi bien la sortie du golfe de Finlande que l’accès au golfe de Riga(9). Enfin, Tallinn a acheté un nombre important de mines marines finlandaises dont les premières devraient être livrées dès cette année(10).

Tallinn prévoit de porter ses dépenses militaires à hauteur de 2,3% du PIB en 2022. L’Estonie agit d’ailleurs de concert avec ses voisins letton et lituanien : un projet d’achat commun d’artillerie MLRS est actuellement en préparation(11). Cependant, des trois États baltes, l’Estonie est certainement le plus frileux (ou le moins enthousiaste) à l’idée d’une coopération baltique. Ainsi qu’elle l’établit dans sa doctrine officielle de défense, elle cherche avant tout à renforcer ses liens avec les États-Unis. Quant à l’échelle régionale, elle tient autant voire davantage à se rapprocher des États scandinaves que de faire bloc avec les deux autres États Baltes(12). L’Estonie a d’ailleurs retiré un de ses dragueurs de mines du Baltic Naval Squadron(13).
Non sans rappeler les douloureux échecs de la coopération baltique dans les années 1920 et 1930(14), il semble que cent ans plus tard, pourtant encore rivés contre la même menace perçue, les États baltes ne parviennent pas toujours à faire converger leurs efforts. C’est notamment observable en matière d’armement : de 2020 à 2021, Tallinn et Riga ont entretenu des négociations au sujet d’un financement commun pour des commandes de matériel militaire. Cependant, Estoniens et Lettons n’ont pas les mêmes priorités. Tallinn prévoit de renforcer sa défense côtière dans la première moitié des années 2020, puis d’investir dans des véhicules blindés tandis que Riga opte pour l’ordre inverse(15). En revanche, les investissements estoniens en matière de défense côtière coïncident avec les priorités de la Finlande qui a commandé des missiles antinavires mer-mer israéliens Gabriel V en 2018(16). Une coopération entre Tallinn et Helsinki pourrait s’illustrer sous la forme d’exercices de défense communs.

Se sentant menacée d’éradication, l’Estonie répond au principe de la défense totale(17). Autrement dit, elle se déclare prête à se défendre en toutes circonstances, contre n’importe quel ennemi, peu importe sa supériorité. En cas de perte territoriale, les citoyens sont appelés à continuer le combat sur place, et l’Estonie s’autorise tous les moyens pour anticiper et prévenir les actions hostiles contre l’État. Héritier d’une histoire difficile, le peuple estonien a longtemps vécu sous domination étrangère, en particulier sous domination russe depuis le XVIIIe siècle. Au XXe siècle, les politiques de peuplement soviétiques ont contribué à rendre les Estoniens minoritaires sur une partie de leur pays, à l’Est notamment. Aujourd’hui encore en Estonie, les Russes représentent environ 25% de la population et sont majoritaires dans certains comtés, en particulier celui de Viru oriental(18). Faisant l’objet de tensions relatives au statut et aux droits civiques des Russes d’Estonie, la société estonienne reste relativement fracturée depuis une vingtaine d’années(19). Le peuple estonien, historiquement hanté par la peur de disparaître ou de perdre sa souveraineté, se sent donc menacé par la Russie aussi bien sur le plan extérieur qu’intérieur. Dans de telles conditions, et étant donné que la montée en puissance des tensions indopacifiques laisse présager d’un reflux de l’implication américaine en Europe, il est raisonnable de croire que l’Estonie continue de développer ses capacités de défense à moyen et long terme.


Notes :
(1) Ministère de la Défense estonien, National Security Concept, 2017, p.4.
(2) Ibid.
(3) Ministère de la Défense estonien, National Defence Strategy, 2011, p.8.
(4) Ibid., p.6.
(5) SZYMAŃSKI (P.), « Going long-range: the development of Estonia’s coastal defence », Ośrodek studiów wschodnich, 16.03.2021, <https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/analyses/2021-03-16/going-long-range-development-estonias-coastal-defence>.
(6) « Новые катера Сил обороны придут в порт приписки », Stolitsa, 28.03.2021, <https://stolitsa.ee/estoniya/novye-katera-sil-oborony-pribudut-v-port-pripiski>.
(7) SZYMAŃSKI (P.), « Estonia: fortifying the coast », Ośrodek studiów wschodnich, 13.10.2021, <https://www.osw.waw.pl/en/publikacje/analyses/2021-10-13/estonia-fortifying-coast>.
(8) LAGNEAU (L.), « Le missile anti-navire Blue Spear va constituer la ”pierre angulaire” de la défense côtière de l’Estonie », Zone militaire Opex360, 12.10.2021, <http://www.opex360.com/2021/10/12/le-missile-anti-navire-blue-spear-va-constituer-la-pierre-angulaire-de-la-defense-cotiere-de-lestonie/>.
(9) SZYMAŃSKI (P.), « Estonia: fortifying the coast », loc.cit.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Ministère de la Défense estonien, National Security Concept, 2017, pp.9-10.
(13) SZYMAŃSKI (P.), « Going long-range: the development of Estonia’s coastal defence », loc.cit.
(14) TÕNU (T.), AIN (M.), TÕNIS (L.) et alii, History of Estonia, Tallinn, Avita, 2002, p.246.
MORA (L.), La concurrence géopolitique dans l’espace baltique de l’Entre-deux-guerres (1919-1940), ⟨dumas-03234778⟩, 2021, pp.113-121.
(15) SZYMAŃSKI (P.), « Estonia: fortifying the coast », loc.cit.
(16) Ibid.
(17) National Defence Strategy, op.cit., p.8.
(18) Statistics Estonia, 2020, <https://www.stat.ee/en/find-statistics/statistics-theme/population>.
RV0222U: Population by sex, ethnic nationality and county, 1 January 2020.
(19) ЖДАНОК (T.), Современная европейская этнократия : нарушение прав национальных меньшинств в Эстонии и Латвии, Moscou, 2009, pp.52-55, p.78.
Gouvernement de la République d’Estonie, State programme “Integration in Estonian Society 2000-2007”, 2000, <https://ec.europa.eu/migrant-integration/librarydoc/integration-in-estonian-society-2000-2007>.
European Centre for Minority Issues, Minorities and Majorities in Estonia: Problems of Integration at the Threshold of the EU, 1999.

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